1. Accueil
  2. >
  3. Blog
  4. >
  5. Journée Internationale des Droits des Femmes

Journée Internationale des Droits des Femmes

par | Mar 8, 2023

En cette journée internationale des droits des femmes, Agathe vous propose un conte de sa composition : l’histoire de Jeanne. Elle le veut comme une invitation à rêver grand et à ne jamais lâcher vos rêves.

Le voici…

Laissez-moi vous raconter l’histoire de Jeanne.

En rangeant le grenier de la vieille maison que je venais d’acheter, je suis tombée sur un ancien cahier passablement jauni et gondolé. J’ai soufflé dessus pour ôter la poussière et terminé un nettoyage grossier avec le revers de ma manche. La couverture, emplie de griffonnages, de dessins et de collages, est apparue. La main d’une femme s’était appliquée à écrire, au centre, en lettres rondes : « Les Raboteurs de Rêves » et en bas à droite « Jeanne ».

J’avais entre les mains le journal d’une ancêtre ayant vécu quelques siècles plus tôt. Voici l’étonnant récit que je pus y lire.

Jeanne vint au monde avec une caractéristique particulière : dès lors qu’une idée créatrice germait dans sa tête de petite fille, celle-ci prenait une forme étrange. Une sorte de nuage vaporeux sortait du creux de ses mains et s’élevait dans le ciel telle une bulle de savon. Sa maladie était très peu répandue et seuls quelques enfants en étaient frappés.

Pour les plus chanceux d’entre eux, les choses se passaient relativement bien, d’autant que, dans la majorité des cas, cette étrangeté disparaissait à l’âge où l’on devient un jeune adulte.

Hélas, Jeanne était née dans une famille de raboteurs de rêves. Ses parents, honteux de l’étrangeté de leur fille, s’employaient à se saisir promptement des productions de Jeanne afin de les raboter au plus vite jusqu’à les faire disparaitre.

Jeanne se questionnait sur ce qui était le plus douloureux : voir ses rêveries rabotées ou être la honte de ses parents ? Les deux, sans doute.

A l’école, c’était à la fois différent et identique : ses productions n’étaient pas rabotées pour être cachées. Elles étaient exhibées pour être moquées. Le résultat était le même. D’une façon ou d’une autre, ce qui sortait du creux de ses mains était anéanti.

Jeanne était hantée par la tristesse du matin au soir. Comment faire pour être aimée de ses parents ? Comment faire pour être aimée de ses camarades ?

Elle finit par prendre la résolution d’user elle-même du rabot. « Si je rabote, moi-même, mes rêveries, avant même que les autres ne s’en chargent, peut-être correspondrai-je en tout point à ce que l’on attend de moi ? Et ainsi, plus de problème, je serai aimée des autres parce que je serai conforme. »

Désormais, la vie s’écoula ainsi, de rabotages en rabotages. Certains jours, lorsque les rêves anéantis frappaient fort à la porte de son cœur, c’était épouvantable. Jeanne s’en voulait de ses lâchetés, de ses impostures, de ses compromissions. Certains autres, c’était supportable. Soit parce que les rabotages portaient sur des arrangements mineurs, soit parce que Jeanne s’était volontairement et totalement débranchée de ses émotions.

Son unique planche de salut était son amie Rose, la seule personne qui la connaissait sous toutes les coutures de l’âme. Rose l’encourageait à exprimer tout ce qu’elle avait en elle. Elle voyait clair dans les souffrances que Jeanne s’infligeait et elle s’en désolait. Mais qu’y pouvait-elle ?

Jeanne finit par tomber gravement malade. Elle étouffait. Son âme n’en pouvait plus d’être constamment piétinée.

On hospitalisa Jeanne. Une cohorte de médecins se pencha sur son cas. On tenta mille traitements. Jeanne ingurgita tout un tas de pilules, fut photographiée, scannée, sondée par tout un tas de machines, répondit à tout un tas de questions. Les uns après les autres, à son chevet, les docteurs penchaient la tête de droite à gauche, se grattaient le sommet du crâne, marmonnaient des phrases incompréhensibles mais tous finissaient par s’avouer impuissants devant le mal de Jeanne. Ils n’étaient que médecins des corps.

Fort heureusement, Rose passait souvent lui rendre visite. Jeanne goutait ces moments-là avec délectation. En un claquement de doigt, la présence de sa fidèle amie suffisait à rallumer la flamme. Pour quelques instants, seulement.

Un soir, allongée dans le lit blanc de la chambre blanche, Jeanne était au comble du désespoir. Elle regarda son écharpe de laine, posée sur le fauteuil au pied de son lit et le sac qui ne la quittait pas. Elle s’endormit, épuisée par la mélancolie, formant le vœu de ne jamais se réveiller.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, pourtant, il était fort tard. La nuit était épaisse. Jeanne laissa rouler sa tête sur l’oreiller. Dans la pénombre, elle aperçut deux billes phosphorescentes. Scrutant un peu plus l’étrange lueur, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Elle devina alors une belle fourrure entourant les deux agates vertes luminescentes. La fourrure se mit à bouger et s’approcha du lit. Jeanne réalisa qu’une magnifique louve, portant au cou un superbe pendentif de jais, venait de s’asseoir tout près d’elle. Elle n’en conçut aucune peur tant cette présence inspirait la confiance. Jeanne approcha la main et gratouilla le sommet du crâne de la louve, entre les deux oreilles, retrouvant là le geste qu’elle prodigua mille fois aux chiens qui avaient partagé sa vie.

La louve plissa les yeux de contentement tout en remontant le coin de ses babines dans un sourire comique, tant la gratouille était délicieuse. Une fois ces présentations accomplies, la louve dit : « Jeanne, je suis venue te chercher. Nous allons sortir ensemble de l’hôpital car je dois te conduire vers un endroit qui est la clé. Ta clé. »

Ce disant, la louve planta ses yeux dans ceux de Jeanne. Les deux femelles se fixèrent longuement. Le pacte fut scellé.

Jeanne se leva, enfila jean et pull, mit sa grosse veste kaki, remonta la capuche sur son indomptable chevelure et laissa tout le reste derrière elle. Puis, elle se mit en route, à la suite de la louve qui venait de filer à pas feutré par l’entrebâillement de la porte de la chambre.

Par un étonnant hasard – mais Jeanne n’en était plus à cela près – elles purent quitter l’hôpital sans encombre. Elles ne croisèrent pas âme qui vive et se retrouvèrent bien vite dans la rue. Cet étrange duo ne choqua personne. Les voitures filaient, les passants passaient mais personne ne trouvait à redire à cette fille encapuchonnée dont on apercevait à peine le visage, et sa sauvage compagnie. « Il faut croire que nous sommes invisibles » songea-t-elle.

Elles marchèrent pendant de longues heures, la louve, devant, donnant le rythme, régulier, modéré, assuré. A l’aube, les lumières de la ville étaient déjà loin derrière elles. Jeanne fit du stop et s’assit avec la louve dans la benne d’un camion pick-up. Le soleil se levait à l’horizon, l’air était bon, la température agréable. Jeanne bascula la tête en arrière, appuyée contre le rebord métallique. Elle respira l’air à pleins poumons et se trouva incroyablement bien. La louve couchée contre ses jambes s’abandonna à un sommeil réparateur.

Elles parcoururent mille contrées, traversèrent forêts, déserts, mers et océans, descendirent dans les bas-fonds, gravirent les montagnes sans que jamais elles ne soient inquiétées.

Puis, un beau matin, elles embarquèrent sur un ultime radeau laissé opportunément là, près de la berge. La louve se plaça au bout du radeau, flaira l’air de son museau luisant et invita Jeanne à monter à sa suite. Le radeau quitta le rivage, Jeanne prit la barre : « Cap droit devant » dit la louve. Cap droit devant.

La traversée fut plaisante, la mer étale, le soleil caressant. Les contours d’une île apparurent assez vite. Jeanne dirigea le radeau jusqu’au ponton et elles accostèrent.

Après quelques pas qui les conduisirent à la lisière d’une forêt dense, la louve s’arrêta, s’assit et invita Jeanne à en faire de même. Puis elle prit la parole en ces termes :

« Jeanne, nous voici arrivées au terme de notre voyage. Je t’ai conduite aux portes d’un monde où chacun a le droit de faire exister ses rêves visibles. C’est même fortement encouragé. Apprécié. Valorisé. Les habitants de cette île sont appelés artistes. Et toute la journée ils font œuvre d’art. Les œuvres des artistes sont des rêves qui ont osé prendre forme. Tu rencontreras des artistes de haut vol, des talents hors du commun. Ils sont peu nombreux mais leur génie enchante la vie. Tu rencontreras des artistes dont les œuvres sont beaucoup plus modestes. Ils sont bien plus nombreux mais n’en sont pas moins intéressants et utiles. Tu en rencontreras encore qui s’appliquent simplement à faire de leur vie une œuvre d’art. Ils sont les créateurs de chacun de leur jour. En conscience, ils mettent du sacré dans toutes leurs actions. Et tous ont la liberté et l’espace pour le faire, ici. Va à leur rencontre, laisse-toi traverser par leur énergie et nourrir par leur art.

Nos chemins vont se séparer. J’ai d’autres missions à accomplir. Et tu as ta propre route à écrire désormais. Prends mon pendentif de jais. Je te l’offre en signe de ma présence à tes côtés, toujours et partout. »

Jeanne se pencha vers l’animal, le cœur lourd à l’idée de la séparation. Elle versa de grosses larmes brulantes et douloureuses. Elle prit le précieux pendentif au cou de la louve et le passa à son propre cou. La louve tourna les talons et s’éloigna en trottant, sans plus de discours. Puis, ses foulées se firent plus longues, elle força l’allure et se mit à galoper, retrouvant alors toute la sauvagerie de sa condition. Jeanne put entendre le vent siffler dans le pelage de sa douce amie, même après l’avoir perdue de vue. Un hurlement se fit entendre au loin. C’était un adieu.

Jeanne se releva, pivota sur sa gauche et se mit en marche. Elle était à présent toute à la curiosité de ce qui l’attendait.

Elle pénétra dans la forêt, entre le chêne et le houx. Un charmant sentier se frayait un chemin entre les arbres. Une multitude d’essences peuplait ce bois. Elle tomba très vite sur un charmant village dont les maisons étaient rondes et dodues comme des champignons. Il régnait une ambiance paisible et gaie.

Sur la gauche du sentier, Jeanne rencontra le premier artiste. Il répondait au nom de « musicien ». Assis devant sa maison, il utilisait un instrument appelé violoncelle. Frottant les cordes de cette étrange boîte en bois avec un archer, il produisait un son à nul autre pareil. La mélodie était un ravissement, la plainte une émotion intense. Le rêve du musicien prenait forme. Sa vie semblait vouée à sa musique. Il se nourrissait de notes et les offrait à qui voulait bien l’écouter. Et Jeanne l’écouta, avec ferveur, touchée en plein cœur. Elle sentit que la mélodie entrait en elle tel un baume. Certaines failles commençaient à cicatriser. Sans mot, elle remercia le musicien. En musique, le musicien lui rendit sa gratitude.

Un peu plus loin, de l’autre côté du sentier, Jeanne rencontra l’artiste répondant au nom de « sculpteur ». Façonnant un morceau de bois avec son ciseau, il faisait apparaitre un monde fabuleux. Un oiseau jaillissait d’une bûche comme par magie, la main d’un homme se dressait d’un gros rondin, le tronc d’un arbre s’était offert à un couple enlacé. Le rêve du sculpteur prenait forme. Jeanne le regarda travailler, longuement, émue par la poésie du geste. Sans mot, elle remercia le sculpteur. Sans mot, le sculpteur lui rendit sa gratitude.

Puis, cheminant, Jeanne rencontra le peintre sous les pinceaux duquel un soleil couchant vibrant de couleurs s’offrait à ses yeux ébahis. Le rêve du peintre prenait forme.

Jeanne se saoula de découvertes. Elle admira la légèreté des danseurs, le chant de la diva qui parlait aux anges, la dextérité du potier sur son tour, la créativité de la couturière, l’ardeur du forgeron et la magie du souffleur de verre.

Jeanne sillonnait l’île aux artistes depuis de longues heures et la fatigue se faisait sentir. Le périple avait été si long jusqu’ici et les émotions tellement intenses. Arrivée aux abords d’une clairière verdoyante, elle s’allongea près d’un ruisseau chantant. L’herbe invitait à la paresse. Rapidement, elle s’endormit.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, l’écharpe de laine et le sac étaient toujours sur le fauteuil au pied du lit. Ainsi donc, tout ceci n’était qu’un rêve. Elle en conçut une certaine tristesse. Elle s’assoupit à nouveau et dormit… comme elle ne l’avait pas fait depuis des années.

Le lendemain matin, Jeanne se sentait en bien meilleure forme. Elle commença par déplier son corps, progressivement, en observant les articulations jouer. Elle prit de profondes inspirations, toucha les draps du lit comme si elle en découvrait l’étoffe pour la première fois, regarda par la fenêtre pour s’imprégner du bleu du ciel.

Elle se leva d’un bon, accueillit le plateau petit-déjeuner avec appétit puis fila sous la douche. Le ruissellement de l’eau sur son corps fut un délice.

Une fois habillée, elle ouvrit doucement la porte de sa chambre, glissa la tête dans l’entrebâillement, engagea un pied puis l’autre et sortit dans le couloir. Elle cheminait encore dans le service lorsqu’elle aperçut Rose, près des ascenseurs. Rose, sa fidèle amie. Malgré le lieu inapproprié, Rose poussa un grand cri dès qu’elle l’aperçut. Combien de fois lui avait-elle suggéré une promenade hors les murs ? Sans succès, jusque-là.

Les jours passant, Jeanne reprit des forces peu à peu en même temps qu’elle reprenait gout à la vie. La cohorte de médecins revint se pencher sur son cas. Les uns après les autres, à son chevet, les docteurs penchèrent à nouveau la tête de droite à gauche, se grattèrent le sommet du crâne, marmonnèrent des phrases incompréhensibles. Tous avouèrent ne pas s’expliquer la guérison de Jeanne. Ils demeuraient des médecins du corps.

Rose revint chaque jour les bras chargés de feutres, de pastels, de toiles et Jeanne osa donner vie à ses rêves.

Vint le jour de la sortie de l’hôpital. Jeanne allait enfin pouvoir refermer tout un pan de son histoire. Pour en ouvrir un autre, elle en était convaincue.

Elle rangea son écharpe de laine dans son sac. Rose l’aida à rassembler ses quelques affaires. Jeanne enfila sa grosse veste kaki qui n’avait jamais quitté l’armoire de la chambre. Elles prirent l’ascenseur, sans un mot mais le visage souriant. Une fois la lourde porte franchie, les deux amies firent une pause sur le perron de l’hôpital. L’air était froid et vif. Jeanne referma son col, remonta la capuche sur sa chevelure et enfonça les mains dans ses poches.

Sa main droite toucha un objet. Sous ses yeux ébahis, elle en ressortit un pendentif de jais.

 

J’ai fait, depuis lors, des recherches sur une artiste qui aurait pu être Jeanne et je n’ai rien trouvé. Probablement parce que Jeanne n’était ni Marie Laurencin, ni Frida Kahlo. Peu importe. Je garde une tendresse immense pour cette femme qui a bien failli perdre la vie à cause des raboteurs de rêve. A l’aube du XXIIème siècle, plus aucun enfant ne nait avec la particularité qui avait touché Jeanne. En revanche, les artistes demeurent pour nous rappeler que les œuvres d’art seront toujours des rêves qui osent prendre forme.

Je vais terminer le rangement de ce grenier, nettoyer les belles poutres de la charpente, arranger les vasistas qui offrent une vue imprenable sur les étoiles. Et je vais le faire, cet atelier dont j’ai toujours rêvé.

 

Logo les bougies d'Agathe